Papa tira une chaise et m’invita à m’y asseoir. Il prit place à côté. Denis et son père s’installèrent en face. Je ne sais pourquoi, mais j’eus l’impression dans les années suivantes que cette façon de faire introduisait Denis et moi dans le cercle des adultes. Ma mère, après avoir servi l’expresso aux plus vieux et du chocolat chaud aux enfants alla s’asseoir au bout de la table.
Papa garda un moment le silence comme s’il voulait démontrer que nous avions une discussion sérieuse à tenir. Il faisait toujours cela. Il versait du sucre dans son café, tournait sa cuillère plusieurs fois dans un sens et ensuite dans l’autre, approchait la tasse de ses lèvres, soufflait sur le liquide puis reposait la tasse sans boire. Il prenait alors une bonne respiration et parlait.
– Il y a quelques semaines, le rédacteur aux pages culturelles du journal m’a convoqué. Il voulait que je change de style. Mes vieux pêcheurs, mes capitaines de chalutiers, c’était un peu dépassé, selon lui. Fini la nostalgie. Il exigeait du neuf. L’été avec le soleil, la chaleur, me disait-il, il fallait réveiller le lecteur, l’exciter et quoi de mieux que lui montrer de la peau, des seins et des fesses (en entendant ces mots, Denis et moi, on se regarda en rougissant). C’est sûr, ajouta le rédacteur, nous sommes un journal très conservateur. N’oublions pas que c’est un curé qui a fondé cette feuille. Notre lecteur, c’est un couple avec enfants. Mais justement le naturisme, c’est exactement cela. C’est de la peau, mais dans le cadre familial. Puis il a déposé devant moi un paquet de vieux magazines en me disant : allez, écrivez-moi quelque chose avec les mots soleil, naturisme et famille dans le titre.
Papa s’arrêta, se leva pour prendre sur une tablette une pile de revues, les posa sur celle que le père de Denis avait amenée et tout en restant debout, il déclara en montrant l’article du cahier tourisme.
– Et c’est ça que ça a donné.
Puis il se rassit et se tourna vers Denis.
– La revue que tu as trouvée fait partie de la documentation prêtée par le journal. J’avais parlé à ton père de mon article. J’étais plutôt gêné d’écrire sur un tel sujet et je cherchais de l’aide. Je ne pouvais pas mieux tomber. Comme tu le sais, Denis, ton père est originaire de Perpignan et jeune homme il avait connu des collègues et des amis naturistes. Nous avons travaillé l’article ensemble.
Le père de mon copain prit la suite en se tournant vers son fils.
– J’ai parlé à ta mère de cette philosophie au début de notre mariage, mais elle était contre. Elle ne voulait même pas en discuter. Quand elle est décédée, j’y ai repensé, mais tu commençais à grandir. Tu étais devenu un préado en pleine transformation. J’avais peur que cela te choque.
Parler de sa mère était un sujet sensible pour Denis. Ses yeux se remplirent d’eau. Il se réfugia dans les bras de son père.
Le mien reprit la parole.
– Le fait de travailler sur un tel sujet pendant des jours et des jours, lire toute cette documentation, tout cela m’a également attiré. Ce n’est pas seulement de la nudité. Il y a aussi une convivialité plus manifeste entre les gens, un plus grand respect, une simplicité de vie. Finalement je ne serais pas contre de faire de l’hébertisme. J’ai quelques kilos à perdre. Et toi itou mon garçon. (il pinça mon bourrelet aux hanches) J’en ai parlé à ma tendre moitié. Elle a lu la majeure partie des sujets.
– Oui c’est vrai. Il y a de très bonnes recettes pour le contrôle du poids là-dedans.
On se mit à rire tous ensemble puis on se retourna vers papa.
– Pour les autres articles, elle était moins enthousiaste. C’est surtout en pensant à toi qu’elle s’inquiétait. Ce n’est pas le meilleur temps à l’adolescence pour aller se promener les fesses à l’air. Pourtant vous nous avez prouvé avec votre petite virée en vélos que ce n’était pas vrai. Alors?
Je regardais mon père avec une hésitation et d’une voix à peine audible, je lui relançai.
– Alors quoi?
Normalement la découverte de l’article du journal était le punch de l’histoire à l’origine. J’avais cette histoire dans la tête depuis quelques années. J’en avais parlé à mon frère, mais d’autres projets d’écriture plus sérieux avaient la priorité. Cette histoire ne devait faire que quatre ou cinq pages. C'est vous tous qui avez poussé mon imagination à en produire près de vingt. Là j’essaie de décélérer, mais je n’ai plus de frein. Mille idées me viennent à l’esprit. Le soir, je relis la page de la veille et les personnages peuplent mes rêves. Le matin, ils me pressent de leur donner vie.