JE VEUX MA MAMAN
Par Roger SCHAEFFER
-CHAP.22-
retrait Les mains de son voisin se crispèrent sur le volant. La jeune fille sut alors que sa réponse avait touché une corde sensible chez lui. Le ton de la voix de ce dernier résonna étrangement dans la cabine.
retrait — A-t-il l’intention de vous rejoindre, au moins pour le temps de vos études ?
retrait Sophie ne savait plus comment réagir. Elle avait écrit plusieurs lettres à Christian pour lui raconter les péripéties de sa nouvelle vie au Québec. C’était toujours dans un style amusant et superficiel. Intelligent et délicat, il lui répondait de la même façon. Il avait de l’humour. Elle l’aimait bien. Elle avait bien une fois pensé à un avenir entre elle et lui. Après avoir décrit l’amabilité des gens, la beauté des paysages et le coût bon marché des études, elle s’était décidée à lui poser la question, mais la réponse de Christian avait tardé. Au bout de quelques semaines, elle reçut la lettre où il lui avouait qu’il n’avait aucune attirance pour les femmes. Ébahie par cette annonce, Sophie n’avait toujours pas répondu, car elle ne savait pas quelle attitude prendre face à cette nouvelle . Pour elle jusqu’ici, le mariage était une convention sociale et le fait que l’on ait les mêmes goûts, comme celui d’aimer les mêmes films, devait suffire pour se marier. Mais depuis, elle avait goûté à cette sensation physique d’être attirée par un homme. Et elle pressentait que son compagnon de route ressentait les mêmes émotions. La jeune fille jeta un coup d’œil furtif dans sa direction. Il fit la même chose au même instant, sauf qu’un sourire sardonique s’étalait sur le visage du jeune homme.
retrait — Alors qu’allez-vous me répondre, belle demoiselle ? Votre soupirant soupire-t-il toujours pour vous maintenant que vous êtes loin de lui ? Loin des yeux, loin du cœur, non ?
retrait Sophie fixa intensément ses chaussures. Elle ne savait pas quoi répondre. Si elle disait la vérité, cela décuplerait l’assurance de Philippe. Il se sentirait le roi du monde et elle ouvrirait ainsi la porte à ses avances. Comme disait sa mère, « Les hommes, tous des cochons. » Mais si elle lui mentait, si elle lui faisait croire que Christian était plus qu’un ami, Sophie était sûre que Philippe serait assez honnête pour se retenir de la poursuivre. Que désirait-elle ? La réponse qu’elle allait donner serait suivi d’un grand bouleversement dans la vie de la jeune fille ou bien alors... elle resterait l’adolescente préférée des enfants comme le petit Rémi.
retrait Un silence de plomb régnait dans la cabine. C’était à elle de le briser. Sophie laissa échapper un large soupir avant de répondre.
retrait — Vous savez. Christian et moi, nous ne sommes pas fiancés... Vous comprenez ce que je veux dire ?
retrait Elle tourna son visage rougie par la pudeur vers son compagnon. Celui-ci jeta un regard furtif et lâcha un petit rire moqueur .
retrait — Je comprends très bien, jeune fille. Votre soupirant n’a pas eu la hardiesse de ses compatriotes. Il a failli à la réputation de la France. Le coq gaulois n’a pas lancé son cocorico vainqueur après vous avoir conquise.
retrait Les paroles sarcastiques furent suivies d’un éclat de rire si tonitruant que les mains de son compagnon en furent secouées et la voiture fit un écart. Sophie s’accrocha au tableau de bord. Mais le jeune homme reprit le contrôle. Il la réconforta en lui posant une main sur l’épaule. Elle ne savait plus si elle devait se sentir humiliée par les remarques de son compagnon ou rire avec lui de ses blagues sur les supposées qualités de « séducteurs » de ses compatriotes mâles. Son compagnon de route laissa passer un léger « excusez-moi » entre ses lèvres. Il fallut quelques minutes pour retrouver une ambiance sereine dans la cabine. Le jeune homme soupira, puis il indiqua de la main une colline sur la gauche.
retrait — Tenez Sophie, nous allons faire un léger détour. Nous aurons d’ici un beau point de vue sur la région. Ce ne sera pas long et vous verrez dans le lointain votre maison au travers des arbres.
retrait Le véhicule s’engagea dans un chemin forestier très étroit. Les branches basses des arbres fouettaient le pare-brise et Sophie eut l’impression de quitter la civilisation. C’était l’un des attraits de ce beau pays . On pouvait se sentir loin de tout en quittant simplement une petite route de campagne. Elle regarda son compagnon. Il fixait intensément l’avant, évitant les pierres ou les troncs abattus. Sans quitter des yeux le chemin, il passa sa main droite proche du visage de la jeune fille pour lui indiquer entre les arbres un petit lac : « Le lac Denis ». Puis peu à peu, la végétation se fit plus rare. Le ciel reparut. Le véhicule s’arrêta sur le sommet dénudé de la colline. Les deux jeunes gens dominaient la région. Philippe invita Sophie à descendre. Ils firent lentement le tour du plateau et il lui indiqua les lacs et les rivières qu’ils dominaient.
retrait — Et le Lac des Cornes dans tout cela ?
retrait — Bon, vous voyez Saint-Philippe ici en contrebas ? Eh bien, dirigez votre regard vers la droite . Un peu plus haut. Le Lac des Cornes est là-bas.
retrait Sophie était abasourdie, tellement les étendues d’eau étaient nombreuses dans cette région. Elle fixa un lac très grand qu’elle crût reconnaître. Elle le pointa de son bras tendu .
retrait — Celui-ci ?
retrait Philippe se pencha vers elle pour vérifier. Son visage frôlait le sien. La nervosité s’empara de la jeune fille. Elle sentait le parfum ambré de son compagnon.
retrait — Non, vous montrez le lac Rochon. Tenez, regardez.
retrait Puis il enveloppa la jeune fille de son bras et dirigeant le sien un peu plus vers la droite, il lui fit pointer un lac immense avec comme une très grosse île au milieu. La forme de ce lac évoquait très justement des cornes d’animaux. Mais Sophie ne voyait plus vraiment le lac ; elle était paralysée par la peur. Elle n’avait qu’à tourner légèrement la tête sur la droite et ses lèvres toucheraient celles de son compagnon. Elle se devait de résister. Une sensation de chaleur lui parcourut le corps tout entier : elle frissonna. Et comme si la nature se mettait au diapason de ce qu’elle ressentait, un éclair zébra le ciel dans le lointain. Philippe s’écarta de la jeune fille et regarda fixement l’apparition progressive de gros nuages dans l’ouest.
retrait — Nous allons bientôt être sous la pluie, Sophie.
retrait — Très bien. Dans ce cas, il serait plus prudent que nous reprenions la route avant que l‘orage n‘éclate…
retrait — Oui, sans doute.
retrait Pourtant, ni l’un ni l’autre ne bougea. Leurs regards se croisèrent. Comme Sophie s’y attendait, Philippe s’approcha d’elle, glissa un bras autour de ses épaules et l’attira tout contre lui. De sa main libre, il écarta une mèche de cheveux de son visage, puis souleva le menton et embrassa ses lèvres. Sophie crût qu’elle allait s’évanouir. Son tout premier baiser, digne de tout ce dont elle avait rêvé dans les salles obscures des cinémas. « Comme c’était bon de goûter aux lèvres charnues de cet homme. « La main de Philippe descendit lentement comme une caresse le long de sa colonne vertébrale, se posa sur le bas de son dos et la pressa sur son corps.
retrait — J’ai eu envie de faire cela depuis que je vous ai vue allongée sur la rive du lac ce matin, dit-il enfin.
retrait Sophie n’osa pas lui répondre, mais elle pensa très fort : « J’ai eu toute la journée envie que vous le fassiez. » Les lourds nuages changeaient de forme, grossissaient pour occuper le ciel tout entier. Les éclairs éclataient de plus en plus souvent, transmettant leur électricité aux deux corps enlacés. Puis l’orage creva au-dessus de leur tête.
retrait Ce fut un réveil brutal . Philippe s’écarta brusquement d’elle en la maintenant par les épaules et s’écria : « Mon dieu, que faisons-nous ? » Il leva la tête vers le ciel. Les premières gouttes explosèrent sur leur visage. « Venez Sophie, nous allons être trempés. » Et il partit en l’entraînant vers la voiture.
retrait Sans même prendre le temps de refermer les portes, il démarra et reprit le chemin forestier. La pluie battait déjà le pare-brise. Les gouttes martelaient avec force le toit de la cabine. Concentré sur sa conduite, Philippe évitait les branches à terre, fonçant dans les buissons lorsqu‘un tronc barrait le chemin. Les premiers ruisseaux formés par l’orage dévalaient la pente vers le lac Denis. Le jeune homme eut plusieurs fois toutes les peines du monde à contrôler le dérapage dans la boue. Sophie était paralysée par la peur même si elle était soulagée d‘être en compagnie de Philippe. Comment aurait réagi un garçon gentil comme Christian dans une telle circonstance ? Ils auraient sans doute tous les deux paniqué au sommet de la colline, entourés par le tonnerre et les éclairs. Mais au milieu de toute cette aventure, une autre interrogation plus importante vint frapper l’esprit de Sophie. « Qu’avait voulu exprimer Philippe lorsqu’il s’était écrié : « Mon dieu, que faisons-nous ? ». Pourquoi avait-il eu un regard horrifié ? Pour elle, c’était le moment du premier baiser dont elle se rappellerait toute sa vie. Dans un tel décor digne du plus beau film d‘amour hollywoodien de série B, au-dessus d’un tel paysage de forêts et de lacs où l’on se sentait comme les maîtres du monde, avec pour toile de fond les éclairs et le tonnerre à l’horizon, la jeune fille romantique ne pouvait espérer mieux d’un tel moment. Elle aurait été prête à offrir sa nudité virginale à ce coureur des bois. Quel souvenir sublime elle aurait gardé de cet accouplement sauvage au milieu des éclairs et des trombes d’eau déversées sur leur corps ! Au lieu de cela, elle était assise, trempée jusqu’aux os, dans une camionnette au milieu d’une forêt hostile, cherchant à regagner la route 311, signe de la réalité civilisatrice. Qu’avait voulu exprimer le jeune homme dans son « Mon dieu, que faisons-nous ? » Elle le regarda. Arrêté un instant par une ravine, il lui jeta un regard furtif, puis s’emparant d’une serviette de bain en arrière de son siège, il la lui tendit : « Tenez Sophie, essuyez-vous au moins le visage et les cheveux avec cela, vous avez l’air d’un chaton mouillé. » Après avoir esquissé un sourire affectueux vers Sophie, Philippe reprit le volant en découvrant un resserrement du ruisseau à quelques mètres de là. Il le passa sans trop de difficultés et regagna le chemin forestier . Ils débouchèrent enfin sur la route. Ce ne fut que lorsque les quatre roues agrippèrent l’asphalte que Philippe consentit à respirer. Sophie, elle, était prostrée et n’osait pas regarder son compagnon. Elle jeta tout de même un coup d’œil vers la gauche. Sa tête posée sur le volant, il reprenait peu à peu sa respiration comme si il avait couru au lieu de conduire. Lorsqu’il eût retrouvé son calme, ils reprirent la route vers Mont-Laurier sans échanger un seul mot. L’orage déversait un véritable déluge d’eau comme Sophie n’en avait jamais vu en Europe. Les essuie-glaces avaient peine à fonctionner tellement l’eau était puissante. Philippe dut allumer les phares et ralentir dans les virages. Puis la pluie se fit moins forte, la visibilité s’accrut et aussi soudainement qu’il était arrivé, l’orage s’arrêta brusquement. Tout de suite après avoir traversé le village de Lac-des-Écorces, la camionnette qui roulait sous des trombes d’eau traversa un dernier rideau de pluie et se retrouva sur la chaussée sèche. Un immense arc-en-ciel barrait l’horizon au-dessus du lac. Un hydravion se préparait à décoller. Les deux gens se regardèrent en souriant, soulagés d‘en avoir fini. Ils s’engagèrent sur le boulevard Albiny-Paquette qui s’étirait jusqu’à Mont-Laurier.
retrait — Nous arrivons bientôt Sophie. Le temps de charger les pièces et nous retournons sur Saint-Philippe.
retrait La jeune fille resta silencieuse. Il la regarda furtivement puis après un bref silence, il continua.
retrait — Croyez-vous en une puissance supérieure ? ... Des fois, moi oui . Cet orage m’a été envoyé par la providence. Je crois que ce que j’ai fait…
retrait — Non Philippe, dites plutôt : « ce que nous avons fait ».
retrait — Oui, si vous voulez. Je crois que... ce que nous avons fait n’était pas, comment dire, conforme au bon sens. Nous nous connaissons depuis moins de douze heures. Je dirai que j’ai abusé... Non, non je sais ce que vous allez dire. Vous aussi, vous n’étiez pas vous-même, mais écoutez-moi. Lorsque Michel, votre oncle, a dû être hospitalisé, il m’a beaucoup parlé de vous. Il vous considérait comme sa fille. Sans vraiment me le dire, il s’attendait à ce que je me comporte avec vous avec respect. Il s’attendait aussi à ce que je sois votre guide. Vous connaissez mes responsabilités, les charges que m’imposent les enfants. Je ne peux pas laisser mes instincts, oui oui d’accord, nos instincts briser un lien de confiance entre vous et moi.
retrait Sophie resta silencieuse durant les derniers kilomètres. Le boulevard après avoir été une route bordée d’épais rideaux d’arbres se transformait en un long ruban de bâtisses commerciales jusqu’aux abords de Mont-Laurier. Philippe consulta l’adresse donnée par monsieur Dumais et finit par s’arrêter sur le stationnement d’un concessionnaire automobile .
retrait — Sophie attendez-moi ici. Ce ne sera pas long. Ils ont dû préparer les pièces commandées par Arthur ce matin. J’en ai pour une minute.
retrait La jeune fille acquiesça et descendit pour se dégourdir les jambes. Accotée sur le véhicule, elle revint par la pensée aux dernières paroles de son compagnon. Selon ses paroles il se considérait comme un tuteur moral de la jeune fille, confié à lui par l’oncle Michel avant de mourir. C’était sans doute la pensée d’une telle promesse qui lui serait venu à l’esprit lorsqu’il avait réalisé son acte sur la colline et qu‘il s‘était écrié « Mon dieu, que faisons-nous ? ». Il avait parlé aussi de sa responsabilité envers les enfants. Sans doute, là encore, il ne se voyait pas entretenir une relation avec Sophie alors que les cinq enfants étaient encore jeunes. Sophie n’était pas beaucoup plus vieille que François et cela aurait été un handicap. Elle sourit en réalisant l’étrange belle-mère qu‘elle ferait pour cet adolescent. La situation aurait été ridicule. Elle leva la tête : Philippe revenait avec les pièces.
retrait — Qu’est-ce qui vous fait sourire, jeune fille ? Non, non, laissez-moi deviner. Vous souriez parce que vos vêtements sont mouillés et que vous aimeriez les enlever. Moi aussi d’ailleurs. Ce serait logique, mais les conventions sociales nous empêchent de le faire ici, devant ces gens.
retrait Il désigna d’un geste les employés du magasin qui les regardaient charger les pièces dans la camionnette.
retrait — Vous avez bien raison Philippe. Les conventions sociales nous amènent à nous exposer aux maladies et parfois à la mort. Vous souvenez-vous du roman « Paul et Virginie » ? La pauvre fille préfère mourir noyée devant son bien-aimé plutôt que d’ôter la robe qui l’entraîne au fond de l’eau.
retrait — Ah Sophie, Sophie ! À la première toux que j’entends, je vous arrache la chemise que vous portez. Allez montez. Nous partons.
retrait — C’est cela. Allons-y. Le plus tôt nous serons revenus à Chute-Saint-Philippe, le plus tôt je pourrai récupérer mes vêtements.
retrait Dès que la camionnette fut engagée sur la route, Sophie n’eut plus qu’une idée, celle de retrouver sa voiture, ouvrir le coffre pour y retrouver des vêtements secs et confortables. Elle se prit à sourire : l’idée d’enlever sa chemise mouillée ne lui paraissait pas absurde. Elle avait expérimenté le matin même la nudité auprès de cinq enfants et trois adultes qui semblaient ne voir là qu’un mode de vie tout à fait ordinaire. Elle se verrait très bien, la fenêtre ouverte, le torse nu, aspirant à grandes gorgées les senteurs fortes venant de la forêt après l’orage. Elle détacha les premiers boutons, mais s’arrêta au troisième . L’épisode de la colline était trop récent pour ne pas lui faire venir des chaleurs au visage. Philippe ressentait les mêmes impressions. Comme ils approchaient de Chute-Saint-Philippe, il lui indiqua un chemin.
retrait — Sophie, en prenant cette route à gauche, nous avons une rareté : un pont couvert . Connaissez-vous cela les ponts couverts ?
retrait La jeune fille se souvenait de photos prises par son oncle. Il lui avait précisé que la couverture ne servait pas seulement à protéger le tablier en bois : bien des idylles s’étaient nouées à l’abri de ces ponts dans le passé. Par prudence elle répondit.
retrait — Oui j’en ai déjà entendu parler. Nous pourrions organiser un de ces jours une sortie... avec les enfants.
retrait — Oui, avec les enfants, ce serait bien en effet.
retrait Puis un silence gêné s’établit jusqu’au village. Lorsqu’ils furent en vue du garage, une toute autre préoccupation vint occuper leur esprit : la BMW de la jeune fille avait disparu. Elle fut la première à descendre pour faire le tour de la bâtisse. Philippe la rejoignit et scruta l’intérieur à travers les vitres des portes. Ils durent se rendre à l’évidence : monsieur Dumais avait enfermé le véhicule dans le garage. Il ne savait pas qu’il enfermait aussi la seule possibilité pour Sophie de récupérer des vêtements secs.
(à suivre)